Décrire Aïden, c’est en fait décrire une maladie. Parce que selon lui, tout ce qu’il est, tout ce qui le représente, c’est cette foutue maladie mentale dont il souffre. Ce n’est pas un handicap physique, ça ne se voit même pas réellement. Aucun signe ne montre que le jeune homme est différent des autres. Pourtant il l’est, et à bien des degrés. Lorsque les gens le croisent, le rencontrent, font même sa connaissance, Aïden paraît être un gamin tout à fait ordinaire. Il semble avoir ses goûts, ses humeurs, en clair sa propre personnalité, comme tout le monde. Mais tout ceci n’est qu’une illusion. Parce qu’à l’intérieur, cela fait bien longtemps qu’Aïden se sent comme mort. Sous ces traits ordinaires, sous ce qui peut passer pour de simples sautes d’humeur, peut-être parfois pensera-t-on qu’il est lunatique ou au pire des cas, bipolaire. Mais cela va bien plus loin, est bien plus dangereux et compliqué que ça en a l’air. Si les bipolaires changent rapidement d’humeur, les Borderlines n’ont pas uniquement ce trait de caractère. Aïden peut se montrer très poli, très courtois et d’une humeur excellente. Au fil des années, il a appris à gérer l’image qu’il donne aux autres selon les circonstances afin d’être au mieux traité comme quelqu’un d’ordinaire. Parce que la dernière chose que veut le jeune homme, c’est la pitié ou la compassion des autres. Il se déteste. Il ne supporte pas tout ce qu’il est, et pour lui tout est sa faute. Tout ce qu’il est, cette maladie qui fait partie intégrante de lui, est la raison qui pousse les autres à s’éloigner de lui et à le détruire continuellement sans qu’il soit capable de le faire comprendre. Il a appris à souffrir en silence, à encaisser les abandons alors qu’ils représentent l’agonie ultime de son existence. Aïden peut se montrer, en plus d’être lunatique à l’excès, très violent. C’est son seul recourt, en fait, pour se protéger d’un monde bien trop grand pour sa petite entité. Il lui est arrivé de faire beaucoup de mal, que ce soit psychologiquement ou physiquement, et jamais il ne se pardonnera ses erreurs. Malgré cela, il continue de blesser le monde qui l’entoure, et refuse d’entendre des phrases comme « je te pardonne » ou « tu ne m’as pas blessé(e) ». Parce que dans sa tête, il sait que la personne a souffert par sa faute même si elle veut le nier pour l’épargner. Il ne veut pas qu’on le protège de ses propres erreurs. Il veut seulement qu’on ne l’approche pas pour éviter de s’attacher, parce qu’il est persuadé qu’il finira toujours par faire du mal à ceux qu’il aime. Pour se protéger de l’attachement qu’il juge trop dangereux pour son entourage, eh bien c’est simple : il n’a pas d’entourage. Il s’efforce systématiquement de ne pas laisser les personnes s’approcher suffisamment de lui pour dépendre de son amitié. Il ne considère d’ailleurs personne comme ami, puisque sa définition de l’amitié est bien précise et beaucoup plus profonde que celle que donne le monde entier à ce mot. En tant que Borderline, Aïden ressent les émotions et les sentiments cent fois plus développés que le commun de l’humanité. Mais ça, seuls les Borderline sont en mesure de le comprendre et Aïden le sait. Alors il préfère passer pour un jeune homme froid, distant, insensible et fort aux yeux du monde, afin que personne ne voie jamais le véritable Aïden, fragile et froussard.
Il aime à s’imaginer que le jour où il ne sera plus Borderline, il se découvrira une personnalité courageuse et forte de ses expériences. Il aime à rêver qu’il sera un ami fiable et loyal, en qui ses proches pourront avoir pleinement confiance et sur qui l’on pourra compter en toutes circonstances. Il aime à se dire qu’il sera, ce jour-là, quelqu’un de bien, tout simplement.

Aïden est Borderline, et cela marque aussi bien son esprit que le jugement qu’il se fait de lui-même. Il n’est pas particulièrement moche, vous en conviendrez. Pourtant, il déteste tout ce qu’il est. S’il n’est pas gros, s’il n’a pas à soigner un surpoids, Aïden se trouve au contraire trop maigre. Il est vrai que ses muscles ne sont pas saillants, qu’ils n’ont rien d’impressionnant et que ce ne sont pas eux qui dissuaderont de quelconques losers de s’attaquer à lui. Mais s’il n’a pas non plus à se plaindre d’une maigreur intense, Aïden ne peut s’empêcher de haïr ce corps qui est sien, probablement parce que c’est ce corps qui contient la maladie bien au chaud dans sa tête. Ses yeux vifs et intelligents, Aïden les voit beaucoup trop grands, bien trop expressifs. Sa peau pâle, il la trouve carrément blafarde et trop sèche, ce qui le fait souffrir du froid à chaque période hivernale. Il déteste ses mains, parce qu’il est passionné par le piano et que ses doigts, pourtant plus longs que la moyenne, ne lui permettent pas de faire tous les accords possibles dans certaines partitions. Il cache ses mains sous des mitaines noires, et on ignore souvent s’il le fait parce qu’il aime les porter, ou parce qu’il veut cacher au monde ces paumes qu’il haie tant. Aïden mesure un mètre quatre-vingt-six, sous sa tignasse ébène négligemment coiffée en bataille et ses yeux argentés. Sa taille est probablement la seule chose dont il se montre fier et satisfait, parce qu’être grand apporte l’avantage d’impressionner quelque peu, malgré le peu de muscles qu’il arbore sous sa peau pâle. Ne serait-ce que grâce à sa grande taille longtemps attendue et durement acquise, cela fait maintenant plusieurs années qu’il ne subit plus le harcèlement des plus mauvais jeunes de son âge. C’est également peut-être grâce à la maturité de l’âge, aussi. Parce que tout le monde est obligé de grandir et de mûrir. Y compris, heureusement, les gamins qui aimaient à persécuter les plus jeunes et les plus faibles à l’école élémentaire.

Le trouble de la personnalité limite (aussi appelé TPL) n’est pas une maladie mentale génétique. On ne nait pas Borderline, on le devient. Et ce qui provoque ce trouble de la personnalité, c’est généralement une enfance difficile. En plus bien sûr, de circonstances bien précises. Ce qui signifie, vous l’aurez compris, que le jeune Aïden n’a pas une histoire pleine de tendre et de câlins à raconter.

Pour commencer, Aïden est le deuxième né d’une famille de quatre enfants. Deuxième né, mais troisième finalement. Parce que ses aînés sont deux frères jumeaux. Deux ans plus jeunes qu’eux, il n’a donc qu’un léger écart d’âge. Par conséquent, il aurait pu faire face à son quotidien en se liant davantage à eux. Il aurait probablement aimé pouvoir faire fonctionner sa vie ainsi, d’ailleurs. Malheureusement, les jumeaux se protégeaient déjà tous deux, et ils n’avaient apparemment pas la place pour un troisième enfant dans leur bulle. Aïden a donc été contraint de vivre seul, entre la violence de son père, l’impuissance de sa mère et l’indifférence de ses frères. En tant que jeune enfant, les appels au secours du petit garçon se présentaient par des colères violentes, des crises implacables d’agressivité et d’intolérance à l’autorité quelle qu’elle soit. Il suppose, au jour d’aujourd’hui, que beaucoup d’adultes dans son entourage connaissaient l’horreur du quotidien de cette famille. Il en veut à ces adultes, de n’avoir jamais porté secours à sa mère qui était régulièrement battue et clairement comprimée sous le joug de son bourreau, son propre conjoint. Le père, alcoolique, n’a jamais réellement vu ses enfants grandir. La mère, trop occupée à chercher désespérément ce qu’elle pouvait changer en elle pour calmer les fureurs de son mari, ne les a probablement pas vus grandir comme aurait dû, elle non plus. Face à la violence d’Aïden, face à l’asociabilité dont il faisait preuve à l’école, face à ses crises de colère furieuses, les autres adultes (sous-entendus les maîtres d’école et les animateurs de centre d’animation où il allait tous les mercredis) ne faisaient face que par la punition. Ils ne comprenaient pas, personne n’a jamais su voir en Aïden toute la souffrance qu’il subissait.

S’il n’a jamais été à proprement parlé un « enfant battu », Aïden souffrait régulièrement de coups donnés par son père. Ses grands frères étant malgré tout plus « joyeux lurons » que lui, il a su se cacher aux bons endroits aux bons moments, pour ne pas en subir plus que ses aînés. En grandissant, et par grandir je parle d’atteindre l’âge de six à huit ans, Aïden s’est vu obligé de devenir courageux pour protéger son petit frère, deux quatre ans son cadet. Régulièrement, c’est lui qui attrapait le benjamin pour le cacher dans la chambre lors des colères de son père. C’est lui qui volait en douce le téléphone portable de leur mère pour appeler la police au secours tandis que le père de la fratrie passait ses nerfs sur une mère protectrice même quand elle était à bout de forces. Aïden regrette son enfance. Il a même tendance à dire qu’il n’en n’a pas véritablement eu une. Entre la peur d’aller à l’école où il était persécuté par les autres enfants car considéré comme pauvre et différent, et celle de voir son père débouler saoul dans la soirée pour frapper sa mère et mettre en danger ses frères auxquels il était extrêmement attaché, Aïden ne savait plus où se cacher. Il n’avait aucun endroit où aller, même son esprit se refusait à lui épargner les souvenirs. Il ne compte plus, aujourd’hui, le nombre de fois où il a entendu pleurer sa mère en pleine nuit, à travers le fin mur qui séparait sa chambre de celle de sa génitrice.

L’enfance d’Aïden n’est aujourd’hui, dans sa tête, qu’un nœud de souvenirs douloureux desquels il se souvient à l’occasion, lorsqu’une occasion lui rappelle un détail ou une scène. Ou même parfois, simplement lorsqu’il n’a rien à faire et qu’il se remémore cette vie antérieure de laquelle sa mère a eu tant de mal à échapper. Manipulée, psychologiquement modelée, elle avait toujours été contrainte de croire qu’elle était la seule responsable de tous ses malheurs. Tombée sous le joug d’un manipulateur des plus dangereux, elle ne s’était jamais rendu compte qu’il avait éloigné d’elle toute trace d’ami ou de famille, et que malgré une liberté de mouvement paraissant complète, elle se maintenait elle-même entre les barreaux de sa prison psychologique. Insultée, trainée dans la boue par un homme sadique et possessif, elle avait toujours pensé que ses amis étaient partis à cause d’elle. Jamais ô grand jamais elle n’aurait pu imaginer que la source de tout son malheur était juste sous ses yeux, juste de l’autre côté, portant la sœur de sa propre alliance.

Un jour pourtant, sous tous ces nuages sombres et inquiétants, un semblant de ciel bleu apparut. La mère d’Aïden trouva la force de partir loin du père des enfants. Protégeant farouchement sa progéniture, c’est brisée à jamais qu’elle quitta avec eux la prison familiale où elle était enfermée depuis tant d’année. Loin de leur bourreau, la famille Stewart pu commencer à vivre, découvrant la liberté comme des animaux effarouchés. Les jumeaux s’étant protégés l’un l’autre, eurent le moins de mal à grandir de nouveau. Le plus jeune ayant la chance de n’avoir vécu l’Enfer que durant sa tendre enfance, à peine quatre ans, grandit également dans la normalité la plus totale. Au final, il ne restait qu’Aïden. Aïden, seul avec ses souvenirs et ses douleurs. Seul, et à jamais muet de sa souffrance. Il ne comprit jamais vraiment pourquoi lui avait dû payer autant, alors que sa famille semblait se remettre peu à peu de toutes ces horreurs. Il ne comprit jamais vraiment comment les quatre personnes les plus chères à son cœur pouvaient sembler ne pas souffrir à ce point, alors que lui ressentait une agonie constance et intarissable. Il ne parla pas, se pensant trop différent d’eux pour être compris. Et un jour, il découvrit pourquoi lui était si sujet à la douleur. Il sut pourquoi il ne pourrait probablement jamais se reconstruire, pourquoi il ne serait jamais capable de tolérer la moindre autorité. Aïden Stewart était devenu Borderline. La souffrance était trop grande pour le petit garçon qui vivait en Enfer, et son esprit n’avait pas réussi à faire abstraction du mal pour se développer dans la normalité. Il apprit plus tard que le TPL n’était pas génétique et que par chance, ce trouble pouvait être guérit. Mais Aïden avait peur. Et encore aujourd’hui il est terrorisé à l’idée de se faire soigner. Après avoir vécu toute sa vie enfermé dans cette maladie douloureuse, que deviendrait-il, le jour où il ne serait plus Borderline ? Que pouvait-il attendre de l’avenir ? Il avait déjà trop souffert. Il avait déjà trop payé le prix d’être né. Il resta silencieux et malade, et aujourd’hui encore, même s’il sait qu’il pourrait peut-être guérir, il a trop peur d’espérer pour tenter l’expérience de la guérison.

Après de nombreux déménagements pour fuir le bourreau qui leur servait de géniteur et mari, la famille Stewart s’installa à Amoris City, une ville réputée pour son calme et son lycée exceptionnel. Ses grands frères travaillant déjà, Aïden fut le seul inscrit au lycée Sweet Love, débarquant en terminale pour terminer ses études du secondaire. C’est des projets plein la tête mais avec très peu d’espoirs de réussite, qu’Aïden fait face à cette nouvelle année qui arrive.