Ma nouvelle vie démarre. Ca y est. Avec tout ça, je n'ai pas bien dormi cette nuit. Je me suis réveillé plusieurs fois et suis même sorti faire un tour pour m'aérer l'esprit en espérant me fatiguer un peu. Je n'ai finalement dormi que quelques heures, et me suis levé aux aurores. Plutôt que de rendre visite à ma famille, j'ai préféré visiter la ville et je suis tombé par hasard sur une petite boutique de musique. Passionné de longue date, je suis entré sans la moindre hésitation et ai arpenté les allées pendant longtemps. Je suis finalement tombé sur un piano droit, magnifique, blanc comme celui dont j'ai toujours rêvé. Timidement, je me suis installé et suis resté là encore un bon moment avant d'oser effleurer de mes doigts fins les touches de l'instrument. J'ai soupiré, puis j'ai laissé danser la première note, suivie d'une seconde et de plusieurs autres. Je commence à jouer Ode à la Joie, jusqu'à ce que la clochette de la porte retentisse. Sans cesser de jouer, j'écoute les pas avancer. Mais rapidement, le boucan d'une chute me fait relever la tête. Je continue de jouer tout en observant l'inconnue qui, malencontreusement, vient de finir sous le poids d'une étagère. Elle me lance un regard et semble m'observer. Je coupe mon morceau et je la rejoins, pour relever l'étagère et la libérer de son emprise. Avec un sourire timide, je fais preuve de compassion sans même savoir pourquoi.

- Est-ce que ça va ?

La jeune fille s'extirpe de sa prison, que je maintient à bout de bras jusqu'à ce qu'elle soit totalement hors de danger. Je redresse ensuite l'étagère et la replace comme elle était à l'origine, n'accordant pas le moindre regard au vendeur de la boutique. Je soupir, c'était quand même moins une pour que la jeune fille ne s'attire de gros ennuis, que ce soit physiquement sous le meuble, ou moralement par le propriétaire du magasin. Sa peau prend des couleurs, j'ignore si c'est la peur ou la gêne. Elle me répond que tout va bien et j'acquiesce en silence, puis je me permet de l'observer une seconde. La couleur de ses vêtements attire mon regard. Je ne vois pas souvent des fringues portant ces tons, ça n'étonne et m'intrigue à la fois. M'enfin après tout, tant qu'elle est bien dedans... Je ne juge pas, et je reste silencieux un moment. Quand je réalise que je la fixe depuis plusieurs secondes, je me rends compte qu'elle est en train de compter ses ecchymoses. Etrange manie... Elle s'assoit par terre sans même s'être relevé pour s'assurer qu'elle n'avait rien perdu dans sa mésaventure, et commence à ramasser les partition tombées au sol. J'hésite, mais rien qu'une seconde, et j’entreprends de l'aider. Après tout, j'ai bien cinq minutes à occuper ici. Elle rougit davantage après avoir tourné les yeux vers le vendeur qui lui, ne vient pas aider. Quelle belle marque de compassion, dis donc... Minable, vas. Alors que je me baisse pour ramasser d'autres livrets, j'aperçois sur le visage de l'inconnue une grimace qui m'a tout l'air d'être due à la douleur. Je hausse un sourcil et ne la quitte pas des yeux.

- Tu es sûre que tout va bien ? Tu devrais peut-être voir un médecin...

Après tout ça ne me concerne pas, et ce n'est certainement pas moi qui vais la traîner dans un cabinet, mais je me dis qu'elle ferait mieux de s'assurer que tout va bien. Se prendre une étagère sur le dos, ce n'est tout de même pas anodin. Je lance un regard furtif sur le vendeur qui lui, n'a pas bougé. Je grogne intérieurement, puis j'essaie de faire abstraction de la colère montant en moi. Je continue de ranger docilement. Cependant rapidement, son insistance à nous observer m'insupporte. Je me redresse, pose trois livrets sur l'étagère et me tourne vers le vendeur, les sourcils froncés.

- Dites, ou vous nous aidez, ou vous allez vous occuper de vos rayons. Mais ne restez pas là à nous regarder, ça ne nous fera pas ranger plus vite.

Je maintiens tant bien que mal ma frustration derrière la politesse de mon éducation, mais je sens qu'il ne va pas faire long feu s'il s'obstine à nous regarder faire sans agir. Je reporte aussitôt mon attention sur la jeune fille et reprends le rangement avec elle.

La jeune fille m'assure qu'elle se rendra chez un médecin. Bon, au moins je ne suis pas tombée sur une gamine immature trop fière pour demander de l'aide. Elle a au moins l'intelligence de reconnaître que c'est préférable. J'ai connu des personnes, autrefois, qui se seraient regarder mourir bêtement dans une ruelle plutôt que de se "rabaisser" à appeler à l'aide. M'enfin je dis ça comme si je critiquais ces personnes... C'est pas comme si j'étais l'un des leurs... Je pourrais presque sourire en observant à l'oeuvre ma propre stupidité. Mais ce serait déplacé. La jeune fille, qui me demande poliment mon nom, n'est pas dans ma tête et ne comprendrait probablement pas pourquoi je pourrais bien sourire. Aussi vite qu'elle m'a posé la question, elle semble gênée par la situation. Je ne côtoie que rarement mes semblables, aussi n'ai-je pas l'habitude des moeurs de ma propre espèce, mais est-ce anormal de demander son nom à quelqu'un ? Elle semble réagir comme si elle avait fait une énorme connerie, comme si la logique serait que je réponde par la colère ou autre chose de pas mieux. Avant de lui répondre, cependant, je désire m'occuper de cet idiot de commerçant. Il me menace de me faire rembourser le tout si je cesse de ranger. Je serre les poings, il serait probablement une très mauvaise idée que je me batte avec lui. Sans se relever, la maladroite hausse immédiatement le ton pour prendre ma défense. Je pourrais sourire, la situation est presque amusante. Mais au lieu de ça je grogne et le serre les dents face au type.

- C'est ça, j'vais sûrement vous rembourser des choses qui n'sont même pas cassées ! Et puis quoi encore !? Avec une amabilité pareille, ça n'm'étonne pas que les clients fuient votre magasin !

Fâché d'avoir rencontré un vendeur de bonheur aussi rabat-joie, je range les dernières partitions les muscles tendus, et je replace une dernière fois l'étagère avant de m'approcher de la porte d'un pas assuré et lourd.

- Vous pouvez vous brosser pour que j'revienne jouer chez vous. Vos clients, vous allez vous débrouiller pour les attirer tout seul.

Vieux con. Heureusement que je suis un gamin poli, parce que certaines insultes seraient bien méritée par cet idiot. J'enroule mes doigts autour de la poignée de la porte, puis je jette un dernier regard à la jeune fille. J'ignore si elle va me suivre dehors ou si elle avait des achats à faire, mais je n'ose pas le lui demander. Après tout, ça n'me regarde pas. Au lieu de ça, je lui lance un sourire discret et je lui fait un signe d'au revoir à la manière des militaires, la main sur le front.

- J'ai été ravi de te rencontrer. J'm'appelle Aïden.

Et sans attendre de savoir si elle va me suivre ou même me répondre, je quitte la boutique avec un dernier regard furieux vers le vendeur.